28.
— Dites voir un peu, demanda Lulu, combien de ces gugusses vont tomber à cause de la chaleur d'ici à 14 heures?
Elle était confortablement calée dans un siège de metteur en scène marqué à son nom, au dossier duquel elle avait accroché un parasol portant les couleurs nationales, et crânement incliné. Elle serrait entre ses pieds une Thermos de whisky frappé à la menthe.
— Nous n'avons jamais plus de cinq ou six évanouissements durant le défilé, répondit placidement Délia depuis sa chaise longue.
Elle ne croyait pas pouvoir rivaliser avec le pantalon de Lulu, mais avait tout de même planté un petit drapeau américain dans ses cheveux broussailleux.
— Ce sont les jeunes, surtout, qui tiennent mal le coup.
Un orchestre passa en braillant Sousa. Lulu l'accompagna sur un pipeau en plastique. Quoiqu'elle appréciât cette marée sonore et l'éclat des cuivres sous le soleil éblouissant, elle ne pouvait s'empêcher de penser que quelques musiciens défaillants eussent pimenté la chose.
— Hé ! Vous voyez ce joueur de tuba ? Le costaud avec des taches de rousseur? Eh bien, me paraît avoir le regard un peu vitreux, celui-là. Dix balles qu'il flanche avant le prochain pâté de maisons.
Poussée par son goût naturel pour la compétition, Délia examina le garçon en question. Il transpirait abondamment, et son pimpant uniforme allait certainement puer à dix mètres avant la fin de la journée. Néanmoins, il avait l'air coriace.
— Pari tenu, dit-elle.
— J'adore positivement les défilés, reprit Lulu en coinçant son pipeau derrière l'oreille comme un stylo, avant de se resservir à boire. Mis à part les mariages, les enterrements et les parties de poker, je ne connais rien de plus distrayant.
Délia eut un reniflement outré et se rafraîchit le visage avec un petit ventilateur de poche.
— Si tu veux un enterrement, tu peux en avoir un dès demain. On en a à ne plus savoir qu'en faire, en ce moment.
Poussant un soupir, Délia se rasséréna avec un peu du mint julep de Lulu.
— Je crois bien que c'est la première fois depuis quinze ans que Happy ne défile pas avec le Club horticole.
— Et pourquoi ça?
— C'est sa fille qu'on enterre demain.
Lulu regarda les « pom-pom girls » du lycée Jefferson Davis passer en se trémoussant sur l'air de It's a Grand Old Flag.
— Un bon gros enterrement la remettra d'aplomb, affirma Lulu. Que prépares-tu pour le repas de funérailles ?
— Mon ambroisie à la noix de coco, répondit Délia.
La main en visière, elle eut un large sourire.
— Hé ! cousine Lulu, n'est-ce pas la petite-fille de Carl, là, qui fait tourner ce bâton? Mazette, on dirait un derviche !
— Un sacré numéro, oui, renchérit Lulu en gloussant.
Elle reprit une rasade de whisky.
— Tu vois, Délia, la vie est comme un de ces bâtons. Tu peux la faire tourner entre tes doigts si tu es douée. Tu peux aussi l'envoyer en l'air et la rattraper au vol si tu es assez rapide. Ou bien elle peut t'échapper et blesser quelqu'un.
Elle sourit et saisit son pipeau.
— J'adore vraiment les défilés.
Debout derrière Lulu, Caroline médita un moment l'analogie et secoua la tête. Tout cela lui semblait avoir un sens un peu trop familier. Elle n'était pas sûre d'avoir jamais blessé quelqu'un avec le bâton de la vie, mais il lui avait déjà échappé des mains quelques fois. Et, pour l'heure, elle faisait de son mieux pour le faire tourner.
— Voici la Princesse du coton et sa suite, l'informa Cy. Elle est élue chaque année par tous les élèves du lycée. Normalement, elle devrait défiler assise à l'arrière de la voiture de M. Tucker, mais comme la Porsche est cassée, on a loué cette décapotable chez Avis à Greenville.
— Elle est ravissante, s'exclama Caroline en souriant à la jeune fille au visage radieux, revêtue d'une robe blanche à manches bouffantes.
— C'est Kerry Sue Hardesty.
Cy repensa à la jeune sœur de cette dernière, LeeAnne. Celle qui avait la poitrine aussi douce que séduisante. Tandis que la décapotable passait devant lui, il parcourut la foule des yeux, espérant l'y apercevoir. Il ne la vit point, mais remarqua Jim, auquel il adressa des signes frénétiques.
— Pourquoi ne vas-tu pas saluer ton ami, Cy ? lui suggéra Caroline. Tu nous rejoindras à la voiture après le défilé.
L'envie ne lui en manquait pas. Cependant il secoua la tête et demeura fidèle au poste. Tucker comptait sur lui pour rester auprès de Mlle Caroline. Ils avaient eu une vraie discussion d'homme à homme à ce sujet.
— Non, m'dame, répondit-il. Je suis très bien ici. Tenez, voici Mlle Josie et ce docteur du FBI. Il s'est mis à la boutonnière une fleur qui vous lance de l'eau à la figure. Avec lui, Mlle Josie ne doit pas s'ennuyer.
— Oh, je n'en doute pas, admit Caroline.
Elle parcourut à son tour la foule des yeux.
— Je me demande ce qui retient Tucker.
— Plus rien du tout, répliqua ce dernier en venant lui glisser un bras autour de la taille. Tu ne croyais tout de même pas que j'allais louper l'occasion de regarder un défilé en compagnie d'une jolie femme, non?
Rassurée, Caroline s'appuya contre lui.
— Non.
— Vous voulez que j'aille vous chercher des rafraîchissements pour vous et Mlle Caroline, monsieur Tucker? J'ai de l'argent sur moi.
— Ce ne sera pas nécessaire, Cy. Je crois que cousine Lulu garde dans cette bouteille un breuvage recommandé par la Faculté.
Cy bondit en avant pour prendre le gobelet que lui tendait Lulu, et le fit passer derrière lui.
— Il y a le gars du FBI en planque devant le bureau du shérif.
— Je l'ai vu, repartit Tucker.
Il avala une gorgée du savoureux cocktail, puis présenta le gobelet à Caroline.
Caroline, qui goûtait pour la première fois au mint julep, laissa le tonique glisser le long de sa gorge.
— Il n'a pas l'air d'apprécier le défilé, remarqua-t-elle en désignant Burns.
— On dirait qu'il est en train de renifler un cadavre de putois, renchérit Cy.
— Il ne comprend rien à rien, c'est tout, conclut Tucker.
Tenant toujours Caroline par la taille, il posa une main sur l'épaule du garçon.
— Tiens, reprit-il, voilà Jed Larsson et ses fils.
Voyant l'orchestre de fifres et de tambours guidé par Larsson passer en jouant Dixie, la foule poussa un vivat rugissant. Ceux qui étaient restés assis se levèrent pour applaudir.
Caroline sourit et posa sa tête contre l'épaule de Tucker. Elle, elle comprenait.
*
* *
Le 4 Juillet, c'était aussi le poulet frit, la salade de patates et les grillades fumantes. Ce jour-là, tous les participants à la fête agitaient des drapeaux, savouraient des tartes et sirotaient des bières fraîches à l'ombre. Certains, il est vrai, s'étaient réunis pour pleurer, cependant que la loi poursuivait sa quête laborieuse, mais, en cette radieuse journée d'été, Innocence avait jeté sur ses malheurs un voile de fête aux couleurs nationales.
Après le défilé eurent lieu une série de concours le long de Market Street ainsi que sur la place de la ville : concours de mangeurs de tartes, de tireurs à la cible, de sprinters, de lanceurs d'œufs ou encore — compétition toujours prisée — de cracheurs de pépins de pastèque.
Ebahie, Caroline s'était arrêtée devant le tournoi junior du concours de mangeurs de tartes, regardant sans mot dire des gamins de sept à quatorze ans enfouir leur visage dans des plâtrées d'airelles et boulotter à grands coups de gosier sous les applaudissements de la foule. Les tartes étaient englouties l'une après l'autre, les plats se succédaient à une cadence infernale sous les faces maculées de jus violet. L'assistance hurlait encouragements et conseils gastronomiques, tandis que les jeunes concurrents tombaient l'un après l'autre de leur chaise en gémissant.
— Regarde Cy, s'exclama Caroline en pressant une main compatissante contre son estomac. Il a déjà dû en avaler une douzaine.
— Neuf et demie, précisa Tucker. Mais il est en tête. Allez, mon garçon, ne mâche pas. Laisse seulement glisser.
— Mais comment peut-il donc respirer? murmura la jeune femme en voyant Cy enfouir son visage dans la tarte numéro 10. Il va être malade.
— Bien sûr qu'il va être malade. C'est ça, tu tiens le bon bout, mon gars ! Ne flanche pas maintenant.
Puis, se tournant vers Caroline :
— Il a un bon timing, dit-il. Et puis il ne plonge pas la tête dedans au petit bonheur la chance. Tu vois ? Il procède par cercles concentriques réguliers depuis l'extérieur.
Caroline se demandait comment Tucker pouvait en parler ainsi. Tout ce qu'elle voyait, pour sa part, c'était un garçon enfoui jusqu'au cou dans les airelles avec une foule déchaînée autour de lui. Voilà bien un jeu idiot, dégoûtant et pour le moins indécent, se dit-elle. Néanmoins, elle se surprit elle-même à se balancer sur les talons, frémissante d'excitation.
— Vas-y, Cy ! Fais-en qu'une bouchée. Ecrase-les tous. Regarde !
Elle releva la tête vers Tucker.
— Il attaque sa douzième. Oh, Seigneur, c'est dans la poche maintenant! Il n'a qu'à...
Elle s'interrompit brusquement en remarquant l'air hilare de Tucker.
— Hein ? Quoi ?
— Je t'adore.
Il lui donna un long et voluptueux baiser alors même que Cy, la mine quelque peu verdâtre sous les éclaboussures violettes, était déclaré vainqueur.
— Je raffole de toi.
— Hmm, j'apprécie, dit-elle en lui caressant les joues et les cheveux. Cela dit, je devrais peut-être aller aider le vainqueur à se débarbouiller.
— Laisse-le donc, répliqua Tucker en l'entraînant vers le stand suivant, sa petite amie s'en occupera.
Ils quittèrent donc le parking de l'église luthérienne pour se diriger vers le stand de tir. McGreedy avait fourni les bouteilles de bière et l'Amicale des chasseurs les munitions. Les épreuves éliminatoires furent rondement menées. Leurs espoirs envolés, les candidats déçus déchargèrent de mauvaise grâce leur arme pour rejoindre les rangs du public.
Tucker fut heureux de voir Dwayne encore en lice. Au terme d'une discussion aussi brève que vive, il l'avait persuadé de participer aux festivités. Il ne voulait pas susciter de rumeur tant que cela pouvait être évité. Et, surtout, il voulait que Dwayne se comportât normalement — « normal », selon lui, équivalant à « innocent ».
— Dwayne et Josie ont passé le premier tour, remarqua Caroline.
— Nous avons tous appris à tirer dès notre plus jeune âge. Le vieux Beau était intraitable là-dessus.
— Et toi ? Tu ne veux pas remporter le gros lot — jambon fumé et ruban bleu ?
Il haussa les épaules.
— Je n'ai jamais vraiment aimé les armes. Tiens, voilà Susie qui s'y met.
Il attendit que la femme de Burke eût pulvérisé ses trois bouteilles sans coup férir.
— Seigneur, quelle gâchette! Heureusement qu'elle a épousé un policier. Elle aurait pu mal tourner avec ce talent-là.
Caroline posa soudain une main sur le bras de Tucker. Lulu venait de gagner la position de tir d'un air conquérant. Une paire de colts rangés dans des étuis de cuir battait contre ses cuisses squelettiques.
— Crois-tu vraiment qu'elle doive...
Elle s'interrompit soudain en voyant la vieille dame dégainer et tirer. Les trois bouteilles visées explosèrent de concert.
— Oh ! mon Dieu.
— Elle peut manipuler n'importe quelle arme du 22 long rifle à l'AK-47.
Avec un sourire réjoui, il regarda Lulu faire tournoyer l'un de ses colts autour d'un doigt avant de le laisser retomber dans son étui.
— Maintenant, si elle te demande de te mettre à dix pas avec une pomme sur la tête, je m'y oppose formellement. Elle n'a plus l'adresse de ses vingt ans, tout de même.
La compétition s'acheva après que Lulu eut évincé Susie et un Will Shiver fort chagrin. La foule revint se masser le long de la rue pour assister à la course à pied.
— Sweetwater a décidément de fiers champions, déclara Caroline en prenant la bouteille de Coke glacée que lui tendait Tucker. Tu ne vas pas courir?
— Courir?
Tucker alluma une cigarette.
— Mon chou, pourquoi irais-je m'attraper suées et courbatures pour simplement aller d'un point à un autre ?
— Suis-je donc bête! s'écria Caroline avec un sourire en coin. J'aurais dû y penser.
Elle s'appuya en soupirant contre sa poitrine tandis que les premiers concurrents s'alignaient au départ.
— Alors tu ne vas participer à aucune compétition ?
— Eh bien, si, en fait.
Elle tourna la tête pour le dévisager.
— Laquelle?
— Tu le verras bientôt.
Des cochons graissés? Caroline pensait avoir tout compris de l'esprit de ces festivités, mais lorsqu'elle se retrouva derrière la barrière de l'enclos provisoire dressé sur la place de la ville, au milieu des couinements porcins, elle s'aperçut qu'il lui restait encore beaucoup à apprendre.
Tucker, qui avait dédaigné le concours de mangeurs de tartes tout comme la compétition de tir, et qui avait jeté les hauts cris à la seule idée de courir, se tenait maintenant au centre de l'enclos, torse nu, en train d'attendre le signal des organisateurs pour essayer d'attraper les cochons bardés de tranches de lard.
Caroline, estomaquée, s'appuya du coude sur l'épaule de Cy.
— Comment te sens-tu ?
— Oh, très bien maintenant, lui assura le garçon. J'ai pratiquement tout vomi. Quant au reste...
Il désigna le ruban bleu qu'il avait fièrement épingle à son T-shirt.
— ... il est à sa place. M. Tucker va gagner, vous savez.
— Vraiment?
— C'est toujours lui qui gagne. Il peut être vraiment rapide quand il veut.
Il hurla soudain avec le reste de la foule.
— C'est parti !
Les cris et les éclats de rire des spectateurs étaient aussi sauvages que les braillements des cochons et les jurons des hommes qui les pourchassaient. Pour corser l'affaire, de l'eau avait été versée sur le sol. Les hommes s'affalaient dans la gadoue en soulevant des gerbes de boue. Les chutes succédaient aux chutes. A plat ventre, sur le dos. Les bêtes glissaient entre les mains fébriles.
— Oh, mais pourquoi n'ai-je pas un appareil photo? s'exclama Caroline.
Elle s'esclaffa en voyant Tucker déraper sur les fesses. Il se retourna prestement pour retenir un cochon qui sautait par-dessus ses jambes, et se releva les mains vides.
— Le docteur du FBI est un as ! s'écria Cy.
Il applaudit lorsque Teddy fit un croche-pied à une bête, manquant de peu la saisir.
— Oh ! L'aurait eu si Bobby Lee ne lui était pas rentré dedans. Tenez, M. Tucker court après le plus gros, là-bas. Allez, monsieur Tucker ! Montrez-leur un peu...
— Captivant tournoi, commenta Burns en s'arrêtant à côté d'eux. J'imagine que toute dignité est sacrifiée au frisson de la chasse.
Caroline se retint de lui décocher un regard courroucé : elle ne voulait rien perdre du spectacle.
— Quant à la vôtre, vous ne manquez jamais de la rappeler, n'est-ce pas?
— Je crains de ne pas saisir l'intérêt qu'il y a à se vautrer dans la boue en poursuivant des cochons.
— Pas étonnant. Ces gens-là, voyez-vous, font ça pour le plaisir.
— Oh, j'entends bien. Au vrai, je ne me suis jamais autant diverti.
Il sourit en regardant Tucker s'étaler la tête la première dans la gadoue.
— Longstreet semble ici à son aise, ne trouvez-vous pas?
— Je vais vous dire une bonne chose, Burns..., commença à répliquer la jeune femme.
Cy la saisit alors par le bras.
— Regardez! Il l'a eu! Il l'a eu, mademoiselle Caroline.
Et de fait, Tucker, gluant de boue et de graisse, brandissait un cochon couinant au-dessus de sa tête. Il adressa un large sourire à Caroline. Celle-ci regretta aussitôt de n'avoir pas une bottée de roses à lui lancer. Jamais aucun matador en habit de lumière ne lui avait jusqu'alors paru si éblouissant.
— « Au vainqueur les dépouilles », fit remarquer Burns. Mais, à propos, est-il censé garder ce cochon ?
— Jusqu'aux ripailles de l'hiver prochain, répondit Caroline, pince-sans-rire. Maintenant, si vous voulez bien m'excuser, je désirerais aller féliciter le champion.
— Un instant, rétorqua Burns en lui barrant le passage. Résidez-vous toujours à Sweetwater?
— Jusqu'à présent, oui.
— Vous pourriez le regretter. Il n'est guère avisé de dormir sous le même toit qu'un meurtrier.
— Que voulez-vous dire?
Burns jeta un coup d'œil à Dwayne et Tucker qui étaient en train d'écluser une bière.
— Demandez-le donc à votre hôte, répondit-il. Je peux néanmoins vous révéler que je procéderai à une arrestation demain matin, et que les Longstreet n'auront guère à s'en féliciter. Profitez bien des réjouissances.
Caroline se retourna silencieusement vers Cy et le suivit dans la foule.
— De quoi parlait-il, mademoiselle Caroline?
— Je l'ignore. Mais je le saurai bientôt.
Quand ils eurent rejoint l'endroit où se trouvait Tucker, celui-ci n'y était plus.
— Où est-il passé? s'enquit Caroline.
— Il est sans doute allé se laver chez McGreedy avec les autres. Tout le monde se prépare maintenant au pique-nique qui doit avoir lieu à Sweetwater avant le feu d'artifice. Et puis il y a encore la fête foraine.
Frustrée, Caroline s'arrêta brusquement. Elle ne se voyait pas en train de parler à Tucker au milieu d'une bande d'hommes trempés se donnant des claques dans le dos. Elle avait besoin de le voir seul. Se dressant sur la pointe des pieds, elle chercha un visage de connaissance.
— Tiens, voilà Délia. Et si tu rentrais avec elle à la résidence ? Je resterai ici pour attendre Tucker.
— Non, m'dame. M. Tucker m'a demandé de ne pas vous quitter quand il n'était pas dans le coin.
— Ce n'est pas nécessaire, Cy. Je ne...
Elle s'interrompit en voyant le garçon lever fièrement le menton, et ravala un soupir.
— Très bien. Allons au moins nous asseoir quelque part.
Ils s'installèrent sous la véranda du magasin de chez Larsson et regardèrent la foule s'écouler devant eux.
— Vous ne devriez pas laisser ce type du FBI vous ennuyer, mademoiselle Caroline.
— Je ne suis pas ennuyée. Inquiète seulement.
Cy tira sur son ruban bleu pour relire la mention qui y était brodée.
— Il est comme Vernon.
Surprise, Caroline se retourna pour dévisager le garçon.
— L'agent Burns est comme ton frère?
— Je ne veux pas dire qu'il cherche la bagarre ou qu'il frappe des femmes. Mais il pense lui aussi qu'il est plus malin et meilleur que les autres. Qu'il est le seul à savoir comment s'y prendre. Et puis il aime bien vous mettre le pied sur la gorge.
Le menton dans le creux de sa main, Caroline réfléchit. Burns détesterait la comparaison, songea-t-elle, mais celle-ci était singulièrement pertinente. Avec Vernon, c'étaient les Ecritures — interprétées à sa façon. Avec Burns, c'était la loi — interprétée elle aussi. Dans l'un et l'autre cas, il s'agissait de la même utilisation du droit et de la justice à des fins personnelles.
— Au bout du compte, ce sont ces gens-là qui sont le plus à plaindre, déclara-t-elle enfin.
Elle pensait également à sa mère, grande manipulatrice devant l'Eternel, maîtresse dans l'art et la manière d'imposer sa volonté.
— Parce que, si ce n'est sous la contrainte, personne ne recherche leur compagnie. Et c'est bien triste. Il vaut cent fois mieux que les gens vous apprécient, même si vous n'êtes pas toujours le plus malin, même si vous n'êtes pas toujours assuré d'avoir raison.
Elle se redressa. Tucker descendait la rue d'un pas nonchalant, sa chemise rejetée sur l'épaule, les cheveux dégoulinants et le jean détrempé.
— Semble bien que nous allons enfin rentrer à la maison, murmura-t-elle.
Elle traversa la rue pour le prendre dans ses bras. Il essaya de la repousser en riant.
— Mon chou, je ne suis vraiment pas d'une propreté irréprochable.
— Ce n'est pas grave.
Puis, tournant la tête :
— Il faut que je te parle, lui chuchota-t-elle à l'oreille. Seul.
Tucker aurait aimé croire au caractère sentimental de cette requête, mais la voix de la jeune femme était tendue et ses muscles crispés.
— Très bien, répondit-il. A la première occasion.
Ils se remirent à marcher en se tenant par la taille.
— Allez, en route, Cy. Paraît que Délia nous a préparé un vrai festin. L'a dû faire cuire quelques tartes, aussi.
Cy eut un sourire grimaçant.
— Je crois que je ne goûterai plus de tartes d'ici au prochain 4 Juillet.
— Allons, faut pas arrêter l'entraînement, mon garçon, répliqua Tucker en donnant une pichenette dans son ruban bleu. Tiens, tu sais pourquoi je suis si bon à attraper les cochons graissés?
Il souleva Caroline de terre.
— Eh bien, c'est parce que je m'entraîne constamment avec certaine femme qui a la bougeotte !
Caroline en retrouva un peu le sourire.
— Serais-tu en train de me comparer à une truie ?
— Oh, non, mon chou, certes pas. Je voulais juste dire qu'à condition d'y mettre du sien, n'importe qui est capable d'empêcher que l'objet de ses désirs lui échappe.
A Sweetwater, des couvertures avaient été étendues sur les pelouses. On entendait la complainte flûtée du Limonaire s'élever du Pré d'Eustis en contrebas, et près de l'étang, où flottait naguère un cadavre, sonnaient les cordes d'un violon, d'un banjo et d'une guitare.
Çà et là, des enfants épuisés faisaient la sieste, la plupart étendus à l'endroit même où ils s'étaient laissés tomber. Une partie impromptue de softball[4] était en cours, et de temps à autre un coup de batte arrachait des applaudissements. Les anciens s'étaient assis sur des chaises pliantes pour encourager les joueurs, cancaner et regretter tout haut leurs jambes d'antan. Des adolescents descendaient à la fête, où les tours de manège demeuraient à moitié prix jusqu'à 18 heures.
— C'est comme ça chaque année? demanda Caroline.
Elle s'était installée assez près de la musique pour pouvoir en jouir, et assez loin de la fête pour ne pas avoir à subir l'aspect misérable que celle-ci avait en plein jour.
— Pratiquement, répondit Tucker.
Couché sur le dos, il était en train de se demander s'il serait encore capable d'engloutir une nouvelle cuisse de poulet.
— Et toi? Que fais-tu d'ordinaire le 4 Juillet?
— Ça dépend. Si je suis à l'étranger, c'est un jour comme un autre. Quand je suis aux Etats-Unis, nous clôturons habituellement le concert par un feu d'artifice.
Le violoniste se mit à jouer Little Brown Jug. Caroline l'accompagna mentalement.
— Tucker, il faut que je te pose une question. C'est au sujet de quelque chose que Matthew m'a dit tantôt.
Le nom de l'agent du FBI suffit à dégoûter Tucker de la volaille.
— J'aurais dû me douter qu'il trouverait un moyen de gâcher la fête.
— Il m'a annoncé qu'il allait procéder à une arrestation demain.
Elle lui prit la main.
— Tucker, as-tu des ennuis ?
Il ferma les yeux un bref instant, puis, roulant sur le côté, s'assit en tailleur.
— Non, pas moi, Caro. Dwayne.
— Dwayne?
Elle secoua la tête d'un air incrédule.
— Burns va arrêter Dwayne ?
— Je ne crois pas qu'il le puisse, répondit Tucker d'une voix mesurée. Notre avocat estime que Burns bluffe, peut-être pour amener Dwayne à dire des bêtises. Il n'a que des présomptions. Aucune preuve matérielle.
— Quel genre de présomptions ?
— Il peut affirmer que Dwayne était sur les lieux des meurtres, puisque nous n'avons pour l'instant aucun alibi à lui présenter. Quant au mobile, il peut arguer des problèmes qu'il a eus avec Sissy.
— Le divorce, pour justifier des meurtres? s'exclama Caroline avec un haussement de sourcils. A ce compte-là, la moitié des hommes du pays seraient des assassins en puissance.
— Oui, tout cela semble bien mince, n'est-ce pas ?
— Tucker, pourquoi as-tu l'air si inquiet?
— Parce que Burns a beau être un salaud de première classe, ce n'est pas un imbécile. Il sait que Dwayne boit, et il sait également combien Sissy l'embête. Et puis il n'ignore pas que Dwayne connaissait les victimes. Celle de Nashville est la plus embarrassante.
— De Nashville? répéta Caroline.
Elle hocha la tête en poussant un long soupir.
— Raconte.
Tucker avait espéré la tenir à l'écart de tout cela jusqu'au dernier moment. Cependant, une fois qu'il eut prononcé les premiers mots, les autres suivirent naturellement. Et, sous ces mots, Caroline pouvait sentir à la fois de la colère et une crainte des plus tangibles.
— Que vous a conseillé votre avocat?
— De continuer à vivre comme avant. D'attendre la suite des événements. Bien sûr, si Dwayne pouvait se trouver un alibi pour une seule de ces soirées, cela calmerait les esprits.
Il décapsula une bouteille de bière et se mit à en contempler le contenu en fronçant les sourcils.
— J'ai essayé d'appeler le gouverneur. Il est un peu difficile à joindre aujourd'hui, mais il doit me rappeler demain.
Caroline s'efforça de sourire dans l'espoir de dérider Tucker.
— C'est un cousin, je suppose?
— Le gouverneur?
Il eut un sourire fugitif.
— Non. Mais sa femme, si. Par conséquent, Burns devra présenter des éléments plus convaincants pour mettre les menottes à Dwayne.
— Je peux en parler à mon père, si tu veux. C'est un avocat d'affaires, mais il connaît deux ou trois excellents criminalistes.
Tucker prit une gorgée de bière.
— Espérons que nous n'en aurons pas besoin. Le pis dans cette affaire, Caro, c'est que Dwayne est si effrayé qu'il en vient à douter de lui-même.
— Comment ça?
— Il se demande si, à force de se soûler, de ne plus avoir les idées très claires, il n'aurait pas pu...
Caroline sentit son cœur manquer un battement.
— Mon Dieu, Tucker, tu ne penses tout de même pas...
— Non, moi, non, répondit-il avec une rage à peine contenue. Seigneur, Caroline, Dwayne est aussi inoffensif qu'un jeune chiot. Il lui arrive de battre la campagne et de se bagarrer un peu quand il est soûl, mais il ne fait alors de mal qu'à lui-même. Et puis...
Il s'interrompit, l'esprit perdu dans d'amères cogitations qui ne cessaient de l'obnubiler.
— ... et puis, reprit-il, il y a la manière dont ces femmes ont été tuées. S'il est vrai que c'étaient des meurtres pervers, perpétrés avec une violence quasi bestiale, ils étaient aussi longuement mûris, exécutés avec soin, intelligence même. Or un homme cesse d'être intelligent quand il est imbibé de whisky. Il devient une chiffe molle sans cervelle.
— Tu n'as pas besoin de m'en convaincre, Tucker, murmura Caroline à voix basse.
Elle se demandait néanmoins si ce n'était pas lui-même qu'il essayait ainsi de convaincre.
— C'est mon frère, marmonna Tucker.
Pour lui, cela résumait tout. D'où il était, il pouvait voir Dwayne assis avec le vieux O'Hara, en train de boire à un cruchon que ce dernier devait avoir distillé lui-même. Et ce n'était pas de la limonade.
— Il sera soûl comme un putois avant la tombée de la nuit. Et je n'ai toujours pas le cœur de lui faire perdre ce vice.
— Mais tu y seras bien obligé tôt ou tard, n'est-ce pas? dit-elle en lui posant la main sur la joue. Autrement, ce sera lui que tu perdras. Tu sais, j'ai repensé à ce que tu m'as conseillé au sujet des problèmes familiaux — qu'il ne fallait pas seulement redresser la tête mais essayer d'arranger la situation. Eh bien, je vais appeler ma mère.
— Si je te comprends bien, tu veux me convaincre que ce conseil qui t'a été profitable devrait l'être pour moi aussi ?
Elle sourit.
— En quelque sorte.
Tucker reporta ses regards sur Dwayne en hochant la tête.
— Il y a un endroit à Memphis, un centre réputé pour aider les gens à se débarrasser de l'emprise de la bouteille. Je pense qu'en me débrouillant bien, je devrais pouvoir le persuader d'y aller. Au moins une fois, pour voir.
— Mon chou, dit-elle en adoptant l'accent traînant du delta, doué comme tu es, tu serais capable de persuader un affamé de te donner son dernier croûton de pain.
— Vraiment?
— Vraiment.
Il se pencha vers elle pour l'embrasser.
— Puisqu'il en est ainsi, je saurai peut-être t'amener à faire quelque chose pour moi. Quelque chose dont je meurs d'envie.
Caroline songea à sa chambre fraîche et solitaire qui les attendait dans la résidence derrière eux, à son grand lit à baldaquin.
— Je crois que tu arriverais effectivement à me persuader, assura-t-elle en lui rendant son baiser avec passion. Qu'as-tu donc en tête?
— Eh bien, vois-tu, c'est un désir vraiment très fort.
Il tourna la tête pour lui mordiller l'oreille.
— Voilà qui s'annonce prometteur, murmura-t-elle.
— Cela dit, je ne voudrais pas te déranger.
Elle gloussa contre sa poitrine.
— Non, je t'en prie.
— Je songeais simplement que tu pourrais être un peu gênée de faire ça dehors, devant tous ces gens.
— Mais non, je... Comment !
Elle s'écarta avec un petit rire.
— Faire quoi devant tous ces gens ?
— Eh bien, jouer quelques airs, mon chou, lui répondit-il avec un léger sourire. De quoi croyais-tu que je parlais?
Il haussa les sourcils avec une moue canaille.
— Eh quoi, Caroline, je vais finir par penser que toutes tes idées se ramènent à la bagatelle.
— Les tiennes, en tout cas, ont des détours curieusement tortueux.
Elle laissa échapper un soupir et se passa la main dans les cheveux.
— Alors tu veux que je joue du violon ?
— Presque autant, sans doute, que tu veux que je joue de ton corps.
Sur le point de répliquer, elle se figea brusquement puis secoua la tête.
— Tu as raison. J'en ai effectivement envie.
Tucker la gratifia d'un rapide baiser.
— Je vais te chercher ton instrument.